Fraude à la TVA : la France peine à lutter contre les fraudeurs

Consommation Fiscalité

Les carrousels de TVA coûtent chaque année plusieurs milliards d’euros aux finances publiques. La France peine encore à lutter contre ces circuits de fraude, qui se sont criminalisés.

Dans le métier, on appelle ça le flair. En voyant l’Audi s’approcher de la frontière suisse, le douanier a un pressentiment. Le type qui conduit a l’air un peu hésitant. Il bafouille, dit qu’il a rendez-vous avec un homme d’affaires. Bonne pioche. Dans la doublure des revêtements des sièges, des liasses de billets sont dissimulées. 500.000 euros en tout. Les douaniers décident de garder le conducteur et déroulent la pelote. Ecoutes, perquisitions. Chez lui, des liasses de factures. Il y a de tout : téléphones, composants informatiques… Les factures sont au nom d’une entreprise dont le conducteur de l’Audi n’est pas le gérant. Mais celui-ci ne sera pas difficile à retrouver : « C’était un SDF qui habitait sous le pont de l’Alma, à qui on avait offert un costume et 1.200 euros par mois pendant huit mois », résume un proche de l’enquête. Sa profession : homme de paille. Interrogé, il racontera avoir été approché un soir par un « grand gars de 1,80 mètre », qui lui a proposé un travail pour 1.200 euros par mois. Il fallait juste signer en bas de quelques papiers. Aucune idée de son identité.

« Les hommes de paille sont d’excellents coupe-circuit, confirme un enquêteur. Ce sont souvent des cas sociaux. Une fois, on est tombé sur une femme qui pesait 150 kilos et ne pouvait pas sortir de chez elle. Elle était gérante de deux sociétés, mais n’avait aucune idée de ce que c’était qu’un bilan. »

Derrière l’homme de paille, il y a toujours un gérant de fait. C’est lui qui fait toutes les formalités via des procurations, mais son nom n’apparaît nulle part. L’entreprise en question n’a d’ailleurs aucune activité, elle ne fait que produire du papier. Elle achète – parfois en liquide, mais pas toujours – des iPhone à un fournisseur basé à Chypre, qu’elle revend ensuite à une autre société, gérée elle aussi par un homme de paille.

Une dizaine de schémas fondés sur le même principe

Ce que les factures montreront, c’est que la première société a acheté pour 2 millions d’euros de téléphones hors taxes, et qu’elle les a revendus à la deuxième société exactement au même montant, mais avec des factures TTC. En réalité, elle n’a ni encaissé ni versé de TVA. Mais la deuxième société peut désormais prétendre, factures à l’appui, qu’elle a acheté pour 2 millions d’euros de smartphones, dont 400.000 euros de TVA. Elle pourra ainsi revendre les téléphones portables à prix cassé. Son lot sera cédé à un distributeur ayant pignon sur rue, pour 1,8 million d’euros hors taxes, soit 2,16 millions TTC. Sauf que la TVA payée par le consommateur final ne sera jamais déclarée à l’administration ni reversée comme elle le devrait. Le circuit aura ainsi généré près de 200.000 euros de bénéfices presque instantanément, à partir d’un seul ordinateur. Ceux-ci seront ensuite partagés entre les différentes sociétés créées pour ce « carrousel », qui disparaîtront aussi rapidement qu’elles ont été créées. A moins que le circuit de facturation n’ait tourné plusieurs fois sur lui-même, permettant aux fraudeurs de récupérer à plusieurs reprises la TVA. Au passage, les fraudeurs n’auront pas seulement éludé l’impôt, ils auront fait fructifier de l’argent.

« La fraude carrousel est beaucoup plus intéressante que la production et le trafic de stupéfiants, confirme Gilles Duteil, directeur du groupe de recherche européen sur la délinquance financière. Le risque pénal est trois fois moindre et la probabilité de se faire prendre est très inférieure. Il y a de nombreuses affaires dont les auteurs n’ont jamais été inquiétés. » Mafias et grand banditisme, petits trafiquants, mais aussi cols blancs stressés, soumis à des objectifs de performance très élevés… Les carrousels de TVA attirent tous types de profils et rapportent gros. « On en connaît qui ont des hôtels particuliers à Neuilly. Officiellement, ils sont tous salariés d’une entreprise, déclarent un peu de revenus au fisc et paient des cotisations… », explique un spécialiste. La fraude à la TVA est presque aussi vieille que l’impôt lui-même. Mais les carrousels ont véritablement explosé à partir de 1993, avec l’entrée en vigueur du marché commun. C’est cette année-là que le ratio de recettes de TVA en France est passé sous la moyenne du reste de l’OCDE. La légende raconte que la première affaire portait sur des… pantalons. Des fabricants s’étaient retrouvés concurrencés par des revendeurs qui leur avaient acheté des jeans quelques mois plus tôt, avant de les revendre 10 % moins cher ! Le premier carrousel intracommunautaire était né.

Depuis, les fraudes se sont à peine sophistiquées. Il existe aujourd’hui moins d’une dizaine de schémas, tous fondés sur le même principe : empocher indûment de la TVA, soit en la facturant au client final sans la reverser aux finances publiques, soit en obtenant un remboursement du fisc. La victime aussi est toujours la même : l’Etat. Les marchandises faisant l’objet de fraudes ont en revanche suivi les modes : voitures, téléphones portables, minutes de conversations téléphoniques, composants informatiques, cartes téléphoniques, matières premières (gaz, électricité, CO2, mais aussi pierres précieuses, or, argent…). Avec une quasi-constante : ce sont des objets de petite taille, qui peuvent circuler discrètement, et qui sont chers – la TVA est proportionnelle au prix. Les nouvelles technologies de l’information aidant, certains carrousels sont même devenus complètement virtuels. Seules des factures sont échangées, le dernier maillon de la chaîne demandant in fine un remboursement de TVA au fisc. Entre le début et la fin du carrousel, aucune marchandise n’a circulé.

« Les carrousels de TVA sont le point d’entrée du milieu dans le domaine économique et fiscal », résument les députés Alain Bocquet et Nicolas Dupont-Aignan dans leur rapport sur la fraude publié fin 2012. Dans certaines industries, l’ampleur des sommes en jeu est telle qu’elle déstabilise les marchés. En novembre dernier, une dizaine de fédérations européennes du gaz et de l’électricité ont ainsi appelé très officiellement à un renforcement de la réglementation européenne. La fraude à la TVA « crée des risques importants pour les acteurs en situation régulière » et peut « altérer le fonctionnement du marché », a insisté le collectif. En France, la fédération des artisans automobiles s’est, elle aussi, mobilisée pour obtenir des mesures spécifiques dans le budget 2015. L’actualité l’a aidée : quelques mois plus tôt, une gigantesque escroquerie à la TVA sur des véhicules d’occasion avait été démantelée à Marseille. Elle portait sur près de 3.000 voitures, acquises et revendues après avoir tourné dans une douzaine de sociétés… Montant de la TVA fraudée : 20 millions d’euros.

Un système prometteur de détection précoce

En France, l’ampleur de la fraude à la TVA reste toutefois controversée. La Commission européenne chiffre le manque à gagner pour l’Hexagone à 25 milliards d’euros, soit 15 % de ses recettes totales de TVA. Un montant contesté à Bercy, qui s’en tient depuis plusieurs années à une estimation d’une dizaine de milliards. Selon les données du fisc, environ un quart de cette somme fait l’objet de redressements, mais les montants effectivement encaissés restent inconnus. « Moins de 1 % des sommes redressées est recouvré, écrivent sans détour les députés Alain Bocquet et Nicolas Dupont-Aignan. Les pouvoirs publics dans notre pays peinent à détecter et à poursuivre efficacement la fraude à la TVA, comme à en recouvrer le produit. »

Pourquoi un tel écart dans le diagnostic ? « Il y a une forme de déni sur le sujet, admet un haut fonctionnaire à Bercy. L’administration tend à minimiser pour préserver la paix sociale. Pour que le système fonctionne mieux, il faudrait revoir toute l’organisation. » Outre le « verrou » qui laisse au fisc la faculté de passer ou non par la voie judiciaire en cas de fraude, c’est plus généralement son savoir-faire en matière de lutte contre la criminalité qui est visé. Contrôles de sociétés éphémères plusieurs mois après la fraude, déclenchement tardif des enquêtes… « La procédure administrative fiscale n’est pas adaptée pour lutter contre la grande criminalité, confirme Charles Prats, magistrat pénaliste. Le fisc manque encore de culture criminelle et reste plutôt orienté vers le citoyen lambda ou le monde économique classique. » Sa logique consistera en priorité à faire rentrer de l’argent dans les caisses de l’Etat, quitte à transiger plutôt qu’à poursuivre. « Mais la fraude à la TVA s’est criminalisée, insiste un spécialiste. A un moment donné, il faut de vraies méthodes policières. Bercy, ça reste une administration de costumes-cravates ! »

Autant dire que le constat agace au ministère des Finances. « Il y a un temps de retard dans ces critiques. De nombreuses mesures ont été prises dans les lois de finances pour prévenir ce type de fraude, alourdir les sanctions, élargir les outils à disposition pour le contrôle. Mais les effets ne se font pas encore sentir, explique-t-on. Sur le millier d’affaires de fraude transmises au juge chaque année, plus des deux tiers portent sur la TVA. Il est donc faux de dire que Bercy bloque ces dossiers ! »

Le ministère attend en outre beaucoup du nouveau système de détection précoce qu’il teste actuellement, à l’image de ce que fait déjà la Belgique. Avec un logiciel qui détecte en amont les comportements suspects, celle-ci a amélioré de façon spectaculaire la lutte contre la fraude à la TVA. Estimée à 1,1 milliard d’euros en 2001, la perte de recettes a été ramenée à… 18 millions d’euros. Revers de la médaille : les réseaux criminels ont migré. « La Belgique a réussi à identifier plusieurs dizaines de réseaux criminels actifs sur la fraude à la TVA sur le Benelux, il ne serait pas surprenant qu’on en retrouve une partie en France », estime Sadi Bezit, expert antifraude chez SAS.

Sous la pression, la France a aussi créé une « task force » dédiée l’an dernier, rassemblant des experts de différents ministères. Selon les rapports parlementaires, celle-ci a permis de récupérer… 165.000 euros en 2014. « Il faut une accélération, un changement de paradigme, compte tenu de la situation de nos finances publiques et aussi du fait que, concrètement […], nous faisons des chèques aux escrocs qui ne sont pas démasqués à temps », a plaidé, cette année encore, le député socialiste Yann Galut pendant les débats budgétaires. Il a obtenu qu’un rapport soit remis au Parlement sur le sujet. Ce qui n’est pas rien. A en croire un cadre du ministère, « si on parle de la fraude à la TVA, on risque de remettre en cause tout le consentement à l’impôt ».